Ne fais pas ça, Garance


Garance laissait son regard déraper de main en main, de verre à cocktail en verre à facettes. Ses oreilles se détachaient imperceptiblement de la conversation qui se déroulait autour d’elle, imperceptiblement pour elle comme pour les autres. Son nom tinta contre son tympan et réveilla son attention qu’elle détacha de toutes ces mains, mains d’hommes, mains de femmes, et bascula sur la dernière phrase que son cerveau n’avait pas encore évacuée.

– Et toi, tu en penses quoi, Garance ?

Elle tenta de remonter quelques mots en arrière, sans succès, tout avait déjà été évacué, balayé par les va-et-vient de ses yeux sur la foule, une foule en noir et or, une foule toute en épaules dénudées pour les dames et vestes ajustées pour les messieurs. Le noir, la sobriété chic. Chic, pensa Garance en détachant à contrecœur ses yeux de la foule pour les reporter sur Annie et Charlotte.

– Oh, moi, je n’ai pas vraiment d’avis sur la question. Je préfère ne pas répondre quand je ne sais pas, ça m’évite de dire trop de bêtises.

Annie et Charlotte aussi étaient en noir, dentelles et voilages, jeu de tissus, jeu de matières, smoky eyes, chignons remontés avec quelques mèches savamment échappées en anglaises délicates. Annie buvait un Schweppes et Charlotte un Martini. Garance leva son verre à hauteur de bouche pour mettre fin à son intervention avant de se rappeler qu’elle ne buvait plus que quelques glaçons fondus et une branche de menthe depuis une vingtaine de minutes. C’était déjà son troisième mojito et il n’était même pas 21 heures.

– Si Garance n’en pense rien, alors…, rétorqua Charlotte en jetant un coup d’œil entendu à Annie. Je vais me remettre un peu de noir, si vous voulez bien m’excuser.

Annie s’empressa de proposer son soutien et les deux jeunes femmes disparurent rapidement dans les reflets de la foule. La robe de Garance lui avait paru noire lorsqu’elle l’avait sortie de sa penderie et essayée sous les lumières tamisées de son salon, mais ici, dans la lumière chirurgicale du hall immense, il était évident qu’elle était verte. Un vert sapin assombri par la nature du tissu, certes, mais d’autant plus vert que tous autour d’elle étaient en noir et or. Elle posa son verre sur le bar et se pencha vers un serveur qui lui semblait désœuvré.

– Excusez-moi de vous déranger, auriez-vous une cigarette, s’il vous plaît ? J’ai oublié mon paquet chez moi.

– Navré, Madame, je ne fume pas, mais je peux vous proposer un autre verre, si vous le souhaitez.

– Oui, merci. Je vais vous prendre encore un mojito. Non ! un whisky plutôt.

Elle saisit le verre à deux mains et se tourna de nouveau vers la salle. Aucune trace d’Annie et Charlotte. Elle recommença à jeter ses yeux sur les convives, des épaules, des bras, des mains, des doigts, des ongles. Des mains vides, agitées en gestes amples vers les lustres et les fenêtres, des mains portant élégamment des verres, au bras plié au niveau du coude pour rapprocher l’alcool du cœur et le protéger. Elle fit crépiter ses talons dorés jusqu’au balcon et hasarda une tête à l’extérieur sous la bruine qui s’était encore intensifiée. Un cendrier débordait, sur la rambarde, d’une eau noire de cendres à la surface de laquelle flottaient quelques cigarettes détrempées. L’une d’entre elles était à peine entamée, écrasée presque avant même d’avoir été allumée, quel gâchis, pensa Garance. Elle glissa ses doigts aux ongles manucurés dans l’eau pour repêcher la cigarette, l’enveloppa dans un mouchoir et la rangea dans son sac.

Elle s’immobilisa lorsque le fermoir claqua. Une mèche de cheveux gonflée d’eau se détacha de sa coiffure et vint se coller contre sa joue avec un bruit mouillé. Il ne faut pas que tu fasses ça, Garance, repose cette cigarette, tu n’as pas fait tout ça pour ça, n’est-ce pas ? Elle avala son whisky d’une traite et se retourna vers la porte pour rentrer dans la salle avant d’être complètement détrempée par cette pluie mais interrompit son mouvement. Qu’allaient en penser Annie et Charlotte ? Jette ça, lui dit quelque chose à l’autre bout de sa tête, ne fais pas ça. Elle rouvrit son sac, en extirpa le mouchoir humide qu’elle ouvrit délicatement pour révéler la cigarette en son cœur. La petite bague dorée près du filtre, tellement chic. Chique, pensa Garance en détachant la cigarette du mouchoir et la glissant entre ses lèvres.

Mais elle ne la cala pas entre ses lèvres, elle la poussa dans sa bouche, derrière la rangée de ses incisives, faisant disparaître le filtre, la bague étincelante et toute la longueur de papier blanc qu’elle mâcha avec un soulagement non dissimulé. Elle plongea les mains dans le cendrier, éclaboussant sa robe de l’eau noirâtre, pêcha en tremblant les mégots qu’elle porta précipitamment à sa bouche, rit en soulevant le cendrier qu’elle leva à ses lèvres et vida d’une traite. Elle passa le doigt le long des courbes du cendrier de cristal et le lécha, elle réitéra ce geste jusqu’à ce que le cendrier ait retrouvé sa transparence d’origine et le reposa dans son équilibre sur la rambarde du balcon aux côtés du verre qu’elle avait vidé. Elle essuya ses doigts noircis sur son mouchoir, rouvrit son sac dont elle sortit un petit miroir dans lequel elle s’étudia le temps d’effacer les coulées noirâtres qui s’étaient dessinées aux commissures de ses lèvres et avaient dégouliné jusque dans son décolleté. Elle délogea un morceau de papier orange d’entre ses dents qu’elle avala avec gourmandise, rangea le miroir dans son sac et, trempée mais repue, rentra dans le hall pour retrouver Annie et Charlotte.


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