Filiation


Il était une fois un homme qui avait tout pour être heureux. Il vivait dans un très joli appartement au cœur d’une petite ville charmante en compagnie d’un autre homme qu’il aimait et qui l’aimait. Il était entouré d’amis et d’amies qu’il voyait régulièrement, avec qui il passait des soirées agréables à rire et à partager leurs idées de façon enrichissante. Il avait des passions dans lesquelles il se débrouillait de mieux en mieux avec le temps et la pratique, et sa progression constante lui procurait une satisfaction profonde. Il avait un travail dans lequel il se plaisait, qui lui permettait de faire connaissance avec des collaborateurs professionnels et sympathiques ainsi que de découvrir de nouveaux sujets de travail qui venaient enrichir sa bibliothèque intérieure. En outre, son travail lui permettait de gagner suffisamment d’argent pour ne pas avoir à s’inquiéter au quotidien, et même assez pour pouvoir se faire plaisir tout en restant raisonnable. Il aurait été impossible de dire autre chose : cet homme avait tout pour être heureux.

Pourtant, cet homme n’était pas heureux. Il n’était pas heureux car il lui manquait une seule chose pour atteindre le bonheur, et à côté de cette chose, son appartement, son amoureux, ses amis et ses amies, ses passions et son travail lui semblaient bien dérisoires. Cette chose qui lui manquait, c’était un enfant. Il y réfléchit longtemps, seul, et comme il n’arriva pas à trouver de solution pour avoir un enfant, il décida d’en parler autour de lui. Il en parla d’abord à son amoureux qui y réfléchit longuement à son tour et lui parla de l’adoption. Heureusement pour lui, il ne vivait pas en France, ce qui faisait de l’adoption une véritable option à laquelle il pouvait réfléchir. Il discuta également avec ses amis, qui lui parlèrent également de l’adoption, ainsi qu’à ses collègues, qui lui proposèrent la même solution. L’homme se renseigna sur la procédure d’adoption, heureusement pour lui, qui, rappelons-le, ne vivait pas en France, elle était simple et juste, ne prenant pas du tout en compte l’orientation sexuelle dans les critères de sélection et, avec son travail stable, vivant en couple stable, possédant un appartement stable, des amis et des amies stables et ayant des passions stables, il remplissait tous les critères pour prétendre à l’adoption d’un enfant. Malheureusement, l’homme se rendit compte qu’il ne voulait pas adopter. Il voulait un enfant qui soit de lui, un enfant qui soit constitué à moitié de son ADN et n’arrivait pas à s’imaginer considérer un enfant adopté comme son enfant. Il en parla à son amoureux qui réfléchit longuement à la question mais ne trouva pas de réponse. Il en parla à ses amis et ses amies qui ne lui apportèrent pas plus de solution. Il en parla à ses collègues qui soupirèrent et lui expliquèrent qu’un enfant adopté est un vrai enfant et que les liens du sang sont secondaires dans un rapport filial.

Alors, l’homme heureux devint très malheureux parce qu’il était incapable de voir tout ce qu’il avait et qu’il ne voyait plus que ce qui lui manquait. Son absence d’enfant l’avait rendu sans abri, sans amour, sans amis et sans amies, sans travail et sans passions. Mais cet homme n’avait pas l’habitude de se morfondre, il alla voir une vieille tante, une très vieille dame qui était déjà vieille quand il était enfant, une vieille tante qui vivait avec sept chats noirs dans un minuscule appartement aux murs couverts de tentures noires. Quand il arriva au pied de l’appartement de sa très vieille tante, la porte de l’immeuble était ouverte. Il monta les escaliers jusqu’à l’appartement dont la porte était également ouverte. Du cœur de l’écrin noir, la voix de sa tante lui parvint :

– Entre, je t’attendais.

Il entra et s’assit dans le petit salon, en face du guéridon sur lequel se trouvait une boule de cristal. Les sept chats vinrent s’installer, un à côté de chacun de ses pieds, un sur chaque accoudoir, deux sur le dossier du fauteuil, derrière chaque épaule, et le dernier s’assit sur ses genoux et se mit à ronronner.

– Je sais ce qui t’amène, lui dit sa tante, j’ai juste besoin de savoir combien tu es prêt à payer pour avoir cet enfant.

– Tout, je suis prêt à tout donner, répondit l’homme.

La tante répondit par un long hurlement, puis elle cracha par terre, sortit d’un clapier un lapin noir qu’elle cloua vivant au mur, en récolta le sang dont elle badigeonna l’homme avant de lui dire :

– A partir d’aujourd’hui, tu vas utiliser ton temps et ton argent pour faire ce que je vais te dire, et si tu donnes tout, tu auras ton enfant.

L’homme rentra chez lui et se mit, dès le lendemain, à suivre le plan de la vieille tante. Il cessa les activités qui lui plaisaient jusqu’alors, il cessa de voir ses amis et ses amies, il cessa de rentrer juste après le travail pour retrouver son amoureux. Il commença à sortir tous les soirs, sans prévenir personne de ce qu’il faisait, et il commença à vider son compte en banque. Que faisait-il, notre homme déterminé ? Il sortait, dans les bars et les boîtes de nuit, il cherchait des jeunes femmes, alcoolisées, crédules, impressionnables. Sur les recommandations de sa tante, il lui fallait trouver une femme qu’il puisse faire tomber enceinte et convaincre de garder l’enfant, et c’était surtout cette deuxième partie qui allait être difficile. Son amoureux finit par se lasser de ne plus le voir rentrer le soir et, lorsqu’il apprit qu’il le trompait presque tous les soirs avec une femme différente, il le quitta. Ses amis et ses amies, qui apprirent également la nouvelle, commencèrent à le regarder d’un mauvais œil et cessèrent rapidement de le contacter. On lui reprocha d’être un prédateur, un monstre qui profite de la faiblesse des gens, de ne chercher qu’à détruire la vie de ces jeunes femmes qu’il séduisait à tour de bras, mais il savait que pour avoir son enfant, il devait être prêt à tout perdre.

Après quelques années à suivre ce nouveau mode de vie, après qu’il eut presque tout perdu, son amoureux, ses amis et ses amies, son appartement, ses passions, il ne lui resta plus que son travail dans lequel ses relations avec ses collègues s’étaient ternies. Il avait tout perdu du bonheur qu’il possédait auparavant, mais il n’avait toujours pas d’enfant à lui. Il retourna voir sa tante :

– J’ai tout perdu, ma tante, j’ai tout donné et je n’ai pas d’enfant, qu’est-ce que j’ai mal fait ?

– Tu n’as pas tout donné, il te reste encore un peu, mais ça ne fait rien, car tu as un enfant. Tu ne sauras jamais laquelle de ces femmes a eu un enfant de toi et l’a gardé, tu ne le verras jamais et tu ne lui parleras jamais, mais tu as un enfant. Tu as presque tout donné et ça a payé, pourquoi n’es-tu pas satisfait ?


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