Ne fais pas ça, Garance


– Ah, te voilà enfin ! Mais tu es trempée, tu étais dehors ? Tout va bien ?

Annie décolla la mèche de cheveux de la joue de Garance et la remonta pour lui coincer dans son chignon. Au passage, elle effleura du bout des doigts la joue de Garance, sa pommette, et Garance baissa les yeux.

– Tu es sûre que tout va bien ? Mais tu as pleuré, Garance, qu’est-ce qui ne va pas ? murmura-t-elle en se rapprochant. Viens, je vais te raccompagner, c’était une mauvaise idée cette soirée, je préviens Charlotte.

Annie saisit la main de Garance, la serra fermement et la relâcha avant de disparaître de nouveau dans la foule. Garance regarda ses pieds et son reflet trouble qui s’esquissait dans la flaque qui commençait à se dessiner autour d’elle. Elle vérifia du bout des doigts que son chignon tenait correctement désormais et rassembla ses mains et son sac devant son bassin dans une pose sans élégance : les épaules légèrement enroulées vers l’avant, le dos arrondi, les pieds tournés vers l’intérieur.

– Mademoiselle ?

Il s’agissait du serveur de tout à l’heure qui la hélait de derrière le comptoir et lui fit signe de s’approcher dès qu’elle tourna la tête vers lui.

– Tenez, je vous ai trouvé une cigarette, dit-il en faisant glisser le cylindre sur le bois verni. Je vous sers un autre verre ?

– Non, merci, répondit Garance an arborant un sourire sincère. Merci.

Elle attrapa la cigarette qu’elle rangea dans son sac et releva les yeux vers le serveur pour le remercier à nouveau mais il s’était déjà éloigné, occupé à ouvrir une nouvelle bouteille de champagne.

– Merci, dit-elle dans sa direction en haussant la voix et en agitant les doigts au bout d’un bras tendu dans sa direction.

– C’était quoi ? demanda Annie, c’était son numéro ? T’as pas pris son insta plutôt ?

– Son numéro ?

– Je t’ai vue ranger un papier dans ton sac, ne me mens pas. Je lis en toi comme dans un livre ouvert, tu sais bien, répliqua Annie en riant. Charlotte est occupée mais elle t’embrasse, on se reverra dans la semaine, de toute façon. Elle comprend tout à fait que tu ne sois pas très en forme, ne t’inquiète pas. Tu viens ?

Sans attendre la réponse, elle attrapa le poignet de Garance et l’entraîna à sa suite au travers de la foule jusqu’au vestiaire où elles récupérèrent leurs vestes.

Face à face devant la porte, lumière, musique et éclats de voix d’un côté, obscurité, humidité et précipitation de l’autre, Annie réajusta la veste de Garance. Annie n’était pas tendre d’habitude, elle l’était devenue tout récemment parce qu’elle pensait que les circonstances l’imposaient et que ne pas montrer de tendresse aurait été discourtois.

– Oh mince, tu t’es salie. Qu’est-ce qu’on a pu manger qui ait fait une tache noire comme ça ? Tu nettoies ça en rentrant, n’attends surtout pas demain matin, ce serait dommage, elle est vraiment jolie cette robe.

– C’est Zara, tu sais, c’est pas grand chose.

– Ca ne fait rien que ce soit Zara. Elle te va bien et c’est le principal. Allez, rentre bien, dors bien et n’y pense pas trop, tu m’appelles dès que tu en as besoin, tu le sais bien. Je tiens à toi, finit-elle en vérifiant dans le regard de Garance que la phrase avait bien été entendue.

– Oui, bien sûr, je fais ça. Ne t’inquiète pas.

Annie ouvrit son parapluie et disparut dans la nuit d’un pas rapide. Garance la regarda s’éloigner mais la perdit très vite de vue entre les lumières clignotantes et les silhouettes sombres. Elle leva son sac au-dessus de sa tête pour s’abriter et partit à son tour sous la pluie.

Garance referma la porte de son appartement et fit tourner les clés dans la serrure, elle défit les brides de ses escarpins dorés qu’elle abandonna près de la porte et accrocha son sac à une patère du couloir. Elle ouvrit la porte des toilettes et regarda quelques secondes les reflets jaunes orangés en provenance du salon se refléter sur la porcelaine blanche avant d’allumer la lumière. Elle vérifia que ses cheveux étaient bien tous tenus par le chignon, qu’aucune nouvelle mèche ne s’était évadée, et se mit à genoux devant la cuvette des toilettes, ferma les yeux et enfonça deux doigts au fond de sa gorge pour aller chatouiller la base de la langue et la luette. Elle n’eut pas besoin d’insister longtemps pour que son estomac se contracte, une fois, deux fois, trois fois, puis il se roula sur lui-même comme une chaussette pour faire remonter l’intégralité de son contenu le long de l’œsophage. Garance retira ses doigts à temps pour ne pas les éclabousser du liquide noir qui sortait en trombe, mélange d’eau, de cendres et d’alcool, accompagné des morceaux de feuilletés apéritifs et des quelques mégots ingurgités plus tôt. Elle essuya ses doigts salis de salive sur une feuille de papier avec laquelle elle essuya ensuite le tour de sa bouche, elle en utilisa une deuxième pour essuyer les larmes apparues au coin de ses yeux et regarda le contenu de la cuvette qui tournait encore devant elle, les filtres orange vif flottant en surface des abysses insondables. Elle approcha sa main de la surface de l’eau avec le réflexe altruiste de sauver ces poissons agonisants. Ne fais pas ça, Garance. Elle se laissa tomber en arrière, jeta les feuilles de papier dans la cuvette dont elle ne voyait désormais plus le contenu, rabattit le couvercle et tira la chasse en retenant sa respiration. Elle attendit en apnée que le bruit cesse et inspira enfin avec soulagement.


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