Les eaux sombres du fleuve charrient des blocs de glace probablement arrachés d’un glacier en amont, seuls vestiges du froid qui doit mordre la montagne au-dehors et de la neige qui doit tomber et finir par se changer en glace sous la pression accumulée des années. Ici, dans le monde souterrain, ces choses sont bien hypothétiques, tout comme le sont la lumière du soleil et le vent, la toile céleste nocturne, le bruissement des feuilles, les odeurs et les couleurs des fleurs. Les choses d’ici sont moins sujettes aux variations de climat, de saisons et d’humeur. L’homme qui se tient droit, debout dans son embarcation, répète la même routine depuis si longtemps qu’on ne sait pas qui de la barque, qui de l’homme ni qui de la perche tient qui.
– Charon, tout le monde vous connaît, tout du moins dans votre rôle emblématique de nocher du Styx, mais les gens veulent savoir qui est l’homme derrière le passeur. Pourriez-vous nous parler un peu de vous ?
– Je doute fort que les gens veuillent savoir, si j’ai appris quelque chose au fil des millénaires, c’est qu’il est bien difficile de ne pas prendre les choses personnellement quand vous vous trouvez à devoir passer de l’autre côté. Les gens m’en veulent, et pas seulement pour la pièce qu’ils doivent me payer pour le passage, ils m’en veulent parce que je suis la première personne qu’ils rencontrent après l’ultime tragédie de leur vie.
– Eh bien moi, en tout cas, je veux savoir. Je veux en connaître davantage sur vous. Que faites-vous de toutes ces oboles, par exemple, investissez-vous en bourse ? Dans la cryptomonnaie qui est très en vogue ces derniers temps ?
– Je l’aurais sans doute fait si j’avais quelque goût pour le luxe mais j’ai préféré me tourner vers des activités plus épanouissantes personnellement : je fais de la sculpture. Je modèle en terre, des bustes, essentiellement, puis je fais des moules et je fais fondre les pièces que je récupère, je sépare les métaux, bien entendu, et je fais fondre le bronze pour assurer longévité à mes œuvres. Cela me fait de la compagnie, des visages familiers pour contrebalancer les visages anonymes que j’accompagne au quotidien.
– Êtes-vous de caractère mélancolique, Charon ? Quand vous parlez, on entend derrière vous quelque chose qui pourrait être la terre qui parle, qui s’effrite et qui se change en poussière. Une vision ancestrale du spleen si cher à Baudelaire.
– Je laisse à Baudelaire ce qui lui appartient, il a suffisamment donné de sa personne pour ne pas avoir à partager, j’ai d’autres thèmes tout aussi lourds. L’oubli, la mort, la barque. Sans doute la mélancolie me serait-elle superflue.
– Vous semblez être une personne humble, Charon, comment une notoriété millénaire peut-elle s’accompagner d’une telle humilité ?
– Comme je vous le disais, tous ces gens qui me connaissent se font un avis très tranché de moi dès lors que nous nous rencontrons, je ne ressens pas vraiment leur admiration, ça aide à garder la tête froide. Et il y a encore tellement de personnes qui écorchent mon nom et prononcent Charon au lieu de Charon… Je pense que le goût de la célébrité auprès des humains, si j’ai pu l’avoir un temps, et il m’a été nécessaire pour asseoir mon autorité lors de mes débuts, a fini par passer.
– Pensez-vous que tout finit par passer, Charon.
– Non, je ne crois pas que tout finisse par passer. J’ai des rêves qui ne passent pas. J’ai toujours voulu voir la lumière du soleil.
La voix de Charon s’effrite encore un peu plus alors qu’il se lève et se tourne vers le fleuve. Il sort une pièce de sa poche et la jette dans les eaux sombres où elle disparaît instantanément.
– J’aimerais tellement voir la lumière du soleil.
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