– Nathalie Egyptos, née Danaïde ?
– Présente.
De ma vie de cantinière dans une maison d’arrêt, cette histoire est de loin la plus singulière qui me soit arrivée. C’est l’histoire de quarante-neuf sœurs qui ont bien failli me faire perdre mon emploi.
– Soupe ou purée ?
– Soupe.
Quarante-neuf sœurs qui ont bien failli me faire perdre la raison. Aujourd’hui encore, j’ai du mal à comprendre comment les choses peuvent s’expliquer. Je sais quand même me servir d’une louche !
– Oh la la, je suis navrée, je vous en ai renversé partout !
– C’est comme ça.
Mais il faut croire que face aux sœurs Danaïde, je perdais l’usage de mes mains. C’était comme verser de la soupe dans des passoires à l’aide d’une écumoire.
– Valérie Egyptos, née Danaïde ?
– Présente.
– Soupe ou purée ?
– Soupe.
– Oh, quelle maladroite ! Excusez-moi !
– Le destin est bien facétieux.
Les quarante-neuf sœurs Egyptos, nées Danaïde, étaient très fatalistes et ça se voyait dans leur comportement autant que dans leurs réactions.
– Sandrine Egyptos, née Danaïde ?
– Présente.
– Soupe ou purée ?
– Soupe.
– Oups ! Mince, j’espère que je ne vous ai pas tachée !
– On ne maîtrise rien, des forces supérieures nous manipulent comme des pions.
Elles étaient toujours très polies, très droites, avec le visage sec et fermé des gens qui endurent en silence, qui savent ce qu’ils ont fait et pourquoi ils sont punis. Un acte affreux, de toute évidence. Un acte tragique.
– Isabelle Egyptos, née Danaïde ?
– Présente.
– Soupe ou purée ?
– Soupe.
– Oh, je suis désolée, je ne sais pas ce qu’il m’arrive !
– Il vous arrive ce qu’il doit vous arriver.
C’est l’une d’entre elles qui m’a expliqué un jour. Quarante-neuf sœurs enfermées dans la même prison pour quarante-neuf marricides. Embrigadées par leur père, un homme persuadé qu’il se ferait un jour assassiner par un de ses gendres.
– Sylvie Egyptos, née Danaïde ?
– Présente.
– Soupe ou purée ?
– Soupe.
– Oh non ! Je crois que ça m’a échappé !
– Est-on jamais vraiment sûr de quoi que ce soit ?
Il faut dire qu’il avait raison : le malheureux a été tué par son cinquantième gendre, le seul à avoir épousé une fille Danaïde qui ait su résister à son père. Quant à savoir si le mari aurait tué son beau-père même si ce dernier n’avait pas fait assassiner ses quarante-neuf frères, le mystère demeure…
– Sophie Egyptos, née Danaïde ?
– Présente.
– Soupe ou purée ?
– Soupe.
– Attention ! Zut, j’ai tout éclaboussé…
– Les voies des dieux sont impénétrables.
Et surtout, un massacre tout aussi tragique n’aurait-il pas aussi eu lieu si les sœurs n’avaient pas agi de façon aussi sanglante ? Des enregistrements téléphoniques du père Egyptos exhortant ses fils à tuer leurs épouses ayant été produits lors du procès.
– Laurence Egyptos, née Danaïde ?
– Présente.
– Soupe ou purée ?
– Soupe.
– Aïe, c’est comme si ça m’avait glissé des mains !
– Ainsi va la vie.
La vie est une suite de questions sans réponses et de moments tragiques. Qu’aurait-il fallu faire pour éviter ce bain de sang ? Quel est le prix du pardon ? Oh mince, je vous ai renversé la soupière dessus, est-ce que je ne vous ai pas brûlée ?
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