Décohérence


– S’il vous plaît… dessine-moi un chat…

Je perds le fil de mes pensées et tourne la tête vers le petit garçon blond qui vient de surgir. Je laisse de côté mon essai de physique théorique. Je suis compétent en physique et en enseignement mais ne possède aucune qualité notable en dessin, ce que je partage au petit bonhomme, non sans agacement. Il me répond :

– Ça ne fait rien. Dessine-moi un chat.

Il braque ses yeux sur la feuille que j’ai devant moi et j’attrape mon stylo pour dessiner dans les marges de mes recherches le chat tant désiré :

– Non ! Celui-là est déjà très malade. Fais en un autre.

Je tourne la page et recommence dans une marge propre :

– Tu vois bien… ce n’est pas un chat, c’est un lynx. Il a des poils au sommet des oreilles…

Ma tentative suivante se solde également par un échec :

– Celui-là est trop vieux. Je veux un chat qui vive longtemps.

Je soupire, trace sur la feuille les neuf traits qui suffisent à représenter, en perspective et avec point de fuite, une boîte parallélépipédique rectangulaire et explique à mon interlocuteur :

– Ça c’est la boîte. Le chat que tu veux est dedans.

Le garçonnet sourit en regardant la forme géométrique que je viens de tracer :

– C’est tout à fait comme ça que je le voulais ! Crois-tu qu’il faille beaucoup de croquettes à ce chat ?

– Pourquoi ?

– Parce que le prix des croquettes a beaucoup augmenté depuis le début de la guerre en Ukraine…

– Ne t’inquiète pas. Il n’a pas besoin de manger à chaque repas. Je vais rajouter un dispositif constitué d’un interrupteur, d’un détecteur de radioactivité, d’un flacon d’acide cyanhydrique et d’un marteau, comme ça ton chat sera à la fois mort et vivant. Quand tu auras envie de le nourrir, il sera vivant et il mangera, mais si tu n’en as pas les moyens, alors il sera mort et n’en aura pas besoin. Il ne sera pas tout à fait vivant, mais il ne sera pas tout à fait mort non plus, ou plutôt, il sera vivant et mort à la fois. Il sera comme tu l’imagines tant que tu n’ouvres pas la boîte.

Il ouvre la boîte :

– Tiens ! Il s’est endormi…

Erwin Schrödinger, concernant la rédaction de La Situation actuelle en mécanique quantique, 1935


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