Kaléidoscope parental


Avant ma naissance, mes parents existaient déjà. Ils existaient déjà depuis plusieurs années, pour être exact. Je ne m’en souviens pas, bien sûr, parce que je n’étais pas né à ce moment, mais aussi parce que je ne prêtais pas grande attention à quoi que ce soit d’autre que moi-même. Mes parents étaient déjà deux à l’époque dont je vous parle. Avant ça, ils étaient aussi deux, mais séparément, et encore avant, ils étaient un seul, et puis aucun. Il fut un temps ou je n’avais pas de parents, et je peux remonter comme ça toutes les racines de mon arbre généalogique jusqu’au tout début, jusqu’à la première noix, la première baie, le premier noyau, le premier pépin. Jusqu’à avant tout ça même, avant que l’arbre de ma famille ne soit planté, avant que sa graine à lui n’existe, avant qu’aucun arbre d’aucune famille, ni d’aucune espèce, ni d’aucun règne animal n’ait été mis en terre (c’est le début pour les arbres, la mise en terre, c’est ça qui nous différencie d’eux), quand l’univers était chaos, puis encore avant, quand l’univers était fusion, puis encore avant, quand l’univers était concentré et qu’il ne prêtait pas grande attention à quoi que ce soit d’autre que lui-même. Je ne compte pas vous parler de l’univers, je n’en ai pas les compétences. Je vais plutôt vous parler de mes parents. Je n’en ai pas nécessairement les compétences non plus, tant pis.

Il existe beaucoup d’inconnues sur la vie de mes parents avant ma naissance. Premièrement, pour une raison évidente, c’est que l’écriture n’existait pas encore et que tout devait se transmettre de bouche à oreille, et encore, il s’agissait là d’une tradition récente étant donné que les oreilles venaient tout juste d’être inventées, les bouches les ayant précédées de quelques milliards d’années pour des raisons évidentes de nutrition. Deuxièmement, je vous rappelle le dicton « Traduttore, traditore » (je ne sais pas de qui c’est, mais on s’en fout, il est mort) qui signifie que la traduction trahit nécessairement le sens du texte qu’elle se dit traduire, or, comme tout un chacun le sait, en ce temps-là on parlait encore gaulois dans les campagnes libres avoisinant Augustoritum.

Mes parents, tous deux lémovices, n’en étaient pas moins des citoyens de grande vertu. Occupés toute la journée à cueillir le blé ou traire les laies (traditions désormais désuètes), ils ne purent se rencontrer que lors des fêtes païennes qui se pratiquaient encore à l’époque et durant lesquelles le mélange des sexes (pas au sens littéral, bien entendu) était considéré acceptable. Ces fêtes, païennes, je me permets de vous le rappeler, comprenaient des fêtes des moissons, quelques solstices et équinoxes (généralement deux de chaque par an, mais ça a pu changer avec le calendrier républicain), un ou deux sacrifices rituels de vierges et quelques pratiques relevant plus du satanisme que d’autre chose telles que les élections législatives ou la fête des voisins. Avides de pouvoir quitter leurs chaumières familiales respectives où ils devaient, l’un comme l’autre, dormir sous l’empilement épars de leurs fratries et aïeux, ils prirent la décision hâtive de fuir pour la capitale afin de faire légitimer leur amour par le roi Childebert Ier alors aux manettes (que dis-je, aux manettes ? Aux joysticks, à l’oculus rift, même !) de la ville qu’on appelait encore couramment civitas Parisiorum. Ils suivirent donc la route de briques jaunes vers le nord sans se douter alors qu’ils allaient à la rencontre de la deuxième ère glaciaire, mais je vous épargnerai les détails pour gagner du temps, et d’ailleurs je n’étais pas là. Bref, une fois arrivés à Paris (nouveau nom pour une nouvelle ville), ils n’eurent d’autre choix que de se tourner vers les pires besognes afin de gagner leur vie. Ma mère dut se tourner vers le plus vieux métier du monde, à savoir relever les compteurs d’eau et d’électricité, tandis que mon père se résolut à encore pire, il occupa pendant de longues années un rôle de statue de cire pour le musée Grévin.

Fort heureusement, ces temps de vaches maigres (oui, les vaches ont remplacé les laies, la modernité, que voulez-vous…) leur permirent d’amasser quelques anciens francs pour acheter au cœur de Montmartre une petite résidence au demeurant coquette, sans vis à vis, sans mur mitoyen, entourée d’un charmant parc et au centre de laquelle, dans la salle à manger même, poussaient trois chênes centenaires, plantés par les résidents précédents, sans doute des dinosaures (probablement davantage proches du Crétacé que du Permien). C’est dans cette coquette masure que mon frère a vu le jour et que je serais né moi aussi si la bonne (entre temps mes parents sont devenus riches, mais le détail n’a pas grande importance narrative) n’avait pas eu l’idée saugrenue de mettre dans le feu des châtaignes sans avoir préalablement opéré d’entaille dans leur enveloppe. Sous la pression du feu, les châtaignes gonflèrent telles des cocottes minutes et une explosion virulente eut lieu, faisant basculer d’un seul coup les trois chênes qui, utilisés à mauvais escient comme poutres, emportèrent toute la structure dans leur chute. L’explosion fut entendue jusqu’à Bayonne et Napoléon (le temps file quand on s’amuse), dépêcha la garde républicaine sur les lieux que mes parents avaient juste eu le temps de fuir, ne laissant derrière eux que la bonne ligotée à un piquet avec sur la joue un post-it indiquant (pardonnez les fautes qui sont d’origine) « Ses moi qu’ai tous fait ». Pour l’anecdote, je crois que ça lui a valu d’être exécutée (bien fait, na), j’espère qu’elle aura retenu la leçon.

Voilà, il n’y a pas de morale, comme la vie, quoi. Et il y a une fin un peu abrupte, tout pareil.


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *