– Tu sais, je redoute le jour où je saurai pourquoi tu as l’air si abîmé. Je redoute et j’ai hâte à la fois, je veux savoir, mais j’ai peur de ne pas comprendre, j’ai peur de tout comprendre ou que comprendre ne suffise pas. Quand je te vois, si différent de ce que tu étais hier, si différent de ce que tu seras demain, je ne peux pas imaginer qu’il ne se soit pas passé quelque chose d’atroce, quelque chose d’indicible. Cette tache qu’on tente d’effacer en vain et qui ne cesse de réapparaître de l’autre côté, ce n’est qu’une question de temps avant qu’on ne la voie.
– C’est Barbe Bleue, ça. « La clef était Fée, et il n’y avait pas moyen de la nettoyer tout à fait : quand on ôtait le sang d’un côté, il revenait de l’autre. » Je connais mes classiques, le thème de la souillure indélébile et qu’on ne peut pas cacher, un trope très classique. Et inversement : déjà Phryné, en 350 avant Jésus-Christ…
– Diable de Phryné ! Diable d’Euthias et d’Hypéride ! C’est de toi que je parle, de l’ambivalence de ta force et de ta fragilité que je ne parviens pas à saisir. Des fissures, des fêlures, du courant qui gronde derrière. Tu n’es pas aussi étanche que tu voudrais bien le croire. Parfois, tu suintes, parfois, on voit des reflets de ce qu’il y a dedans, mais les brèches sont étroites et le mouvement nous les rend encore plus difficiles à observer. J’ai peur qu’un jour l’érosion soit trop forte, que tu te délites et que tout se répande, que ton être se perde et que le sol ne t’éponge.
– Garde-toi bien d’avoir peur pour moi, je ne suis pas en danger. Je ne me délite pas, je reste bien solide, et les failles que tu crois voir comme le résultat de batailles, de batailles perdues, ne sont en fait que des aspects de moi, naturels, et que je ne souhaiterais en rien estomper. Je n’ai pas plus de fêlures que qui que ce soit sur cette terre, mais tu les vois et tu t’en inquiètes.
Que faut-il lui dire ? Faut-il lui dire que sous mes fissures, il ne voit que son reflet ? Il voit en moi un miroir de ce qu’il est, mais il confond le modèle et l’image, l’origine et la projection. Ce n’est pas moi qui ai la fragilité qu’il voit parce qu’elle fait écho à la sienne, c’est lui qui exacerbe des éléments de moi parce qu’ils éveillent en lui des souvenirs traumatisants. Les souvenirs qu’il redoute de comprendre. En moi, le bruit de l’eau est changeant, c’est normal, il est le bruit de l’eau. Tantôt paisible, agité de ridules imperceptibles, parfois, tantôt des trombes d’eau se déversent, mais il reste le bruit de l’eau, rassurant dans l’amplitude de son spectre. Le bruit de son eau est souterrain, il bruisse doucement, les stalactites échappent des gouttes sur l’étendue immobile qui attend que des créatures insondables émergent, l’écho résonne, vide, creux, de plus en plus creux tandis que l’eau s’infiltre dans la roche et que l’eau laisse place à l’air.
– Tu les vois et tu t’en inquiètes parce que tu tiens à moi. Et je t’en remercie. Parce que je tiens à toi.
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