Le rideau tiré pendant la nuit


Quelques rais de lumière commençaient tout juste à percer au-dessus de l’horizon, la partie supérieure de la sphère solaire qui poignait à peine. Le ciel, jusque-là gris, et les nuages, d’un blanc laiteux, revêtirent subitement toutes les nuances rosées striées d’orange propres à l’aurore. Les nuages se parèrent d’ombres qui les ornèrent de reliefs et leur apportèrent leur volume rassurant, arrondi, cotonneux. Confortable. Ils paressaient au gré d’un vent fatigué, paressaient ou paissaient dans l’étendue qui se muait en azur. Plus bas, sur les prairies, dans les forêts, herbes et arbres peinaient à dévoiler leurs verts, empêtrés qu’ils étaient sous un mince voile blanc, un filet complexe de dentelle fine : de longs fils si délicats qu’ils ne se montraient que dans les reflets de lumière qu’ils accrochaient et qui, avec le soleil rasant qui se levait à peine, se démultipliaient d’une extrémité à l’autre de l’horizon. Un voile immense s’était posé pendant la nuit, projetant des drapés langoureux de cime en faîte, de buisson en bosquet, dans les roseaux, sur les pelouses, s’agitant doucement dans le souffle discret d’un vent venu du sud. L’air sec portait des odeurs minérales, celles des pierres et non de la terre, l’odeur de la craie, du granit, du feldspath. L’odeur des pierres qui sortaient enfin de leur repos, des ardoises qui s’ébrouaient, de la silice qui s’étirait, du basalte tout juste tiré de son sommeil.

Il y avait bien quelque chose d’étrange dans ce paysage féerique un aspect impossible qui aurait dû éveiller un sentiment d’inquiétude, l’inquiétude de l’inconnu, de l’anormal, cet enjoignement à la fuite, peu importe, mais il n’y eut pas ce réflexe naturel, probablement parce que la beauté de la chose embrumait l’esprit et calmait les instincts, ou parce qu’il n’y avait aucun point de fuite, aucune parcelle épargnée par la traîne qui avait glissé pendant la nuit et que rien ne semblait devoir retirer et que le cerveau humain, se sentant acculé, préférait imaginer avoir choisi de son propre gré de ne pas se débattre plutôt que d’imaginer qu’il aurait pu se faire berner par quelque chose d’aussi évident. La beauté incompréhensible de la nature eut deux conséquences majeures. La première fut un sentiment diffus d’appartenir à l’histoire, d’assister à un évènement grandiose. La seconde fut que personne ne se rendit compte qu’il s’agissait alors du premier jour de l’apocalypse.

Quand on dit apocalypse dans ce contexte, avec cette image en texte, on a du mal à imaginer qu’il puisse s’agir d’autre chose que d’un instrument de musique exotique, une apocalypse à cordes ou à vent, ou encore une nouvelle fleur qui viendrait de naître, le nom d’un vent qui accompagnerait le zéphyr ou une formation nuageuse venue de contrées lointaines. Ce matin-là, chacun regardait l’apocalypse qui se présentait sous ses yeux, l’apocalypse pastel, rose et orangée, avait laissé place à une apocalypse bleu profond, pour le ciel, et vert pâle, légèrement laiteux, similaire au vert d’une soupe de légumes verts (poireaux, épinards) dans laquelle on aurait versé un peu trop de crème fraîche, eh bien c’était ce vert qui se montrait quand on regardait les campagnes, le vert d’origine de la nature atténué par la transparence du maillage de soie.


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