La vie de Madison avait beaucoup changé avec l’arrivée de la maladie. Tout lui était désormais difficile. Non, c’était plus que ça. Tout lui était devenu douloureux. Elle qui avait tant dansé pouvait désormais à peine marcher. Elle se déplaçait avec lourdeur, avec lenteur et chaque pas semblait le fruit d’une longue hésitation visant à trouver le mouvement qui lui causerait le moins de mal. Elle aurait pu supporter beaucoup avec le soutien de Sancho, mais Sancho avait disparu avec la maladie, jusqu’à s’effacer complètement. Sancho était son partenaire, son âme sœur. Celui avec qui elle avait fait ses premiers entrechats sur le parquet ciré des salles de compétitions. C’était avec lui qu’elle avait apprivoisé les pas du tango, puis qu’elle les avait maitrisés.
Madison avait grandi avec la danse comme d’autres avec la lecture ou la musique, elle s’était développée autour de ça. Elle avait créé une relation à sens unique de dépendance absolue, et dans sa construction personnelle, elle avait fabriqué un agrégat hétéroclite de toutes les choses qui s’étaient rajoutées à sa vie à cette époque : la danse, Sancho, la solitude intrinsèque à toute passion dévorante, un régime alimentaire austère, un cadre de vie très strict. Mais c’est ce qu’elle aimait. Dans ce mélange ambigu de bon et de moins bon, elle avait trouvé son équilibre, tant spirituel que physique, elle avait appris la légèreté et la grâce. Elle avait appris l’ambivalence de la vie, que le bien-être peut trouver ses racines dans la fatigue, que la liberté véritable nait des règles les plus strictes et que la solitude n’est rien pour peu que l’on soit dans les bras de Sancho.
L’arrivée de la maladie avait tout détruit. Dehors, tout semblait pareil, mais à l’intérieur, plus rien ne ressemblait à rien. Elle ne pouvait plus danser, avait dû changer de régime alimentaire, était régulièrement l’objet d’analyses de spécialistes en tous genres accompagnés de pléthores d’étudiants. Et surtout, elle ne voyait plus Sancho. Il était venu trois fois à l’hôpital. La première fois, pour lui souhaiter un prompt rétablissement. La deuxième fois pour lui demander quand elle pourrait danser à nouveau. La troisième fois, elle lui avait annoncé entre deux sanglots qu’elle ne pourrait plus jamais danser, qu’elle ne savait pas quoi faire et qu’elle était submergée par la peur.
Elle ne l’avait plus revu. Elle était rentrée, seule. Elle avait compris que c’était fini.
Si la pratique ne lui était plus accessible, il lui restait la théorie. Elle ne connaissait que la danse, c’était sa seule piste de survie. Mais même pour être chorégraphe ou professeur, il faut pouvoir donner l’exemple, montrer ce qu’on attend. Elle s’était donc résignée à devenir juge de danse sportive, à passer ses soirées à regarder des couples faire ce qui lui était désormais inaccessible, à les voir rarement exceller, parfois tâtonner, mais souvent massacrer ce qui avait été sa raison de vivre. Mais ils avaient beau être mauvais, se marcher sur les pieds, ne pas être dans la mesure, ils pouvaient quand même danser. Il arrivait, occasionnellement, qu’un couple soit habité d’une passion inhabituelle, qu’il lévite au dessus du parquet, entrainant tout dans son sillage, les gens, le mobilier, les tissus, les espoirs brisés de Madison, et dans ces moments de grâce, elle en arrivait à oublier que son jardin intérieur avait été laissé à l’abandon, que tout s’y étiolait. Elle se sentait revivre, temporairement, et cette infime période de soulagement lui permettait de tenir jusqu’à la fois suivante.
Madison vivotait tant bien que mal entre ces rares moments d’extase. Le reste du temps, elle le passait à accomplir les actions du quotidien. Elle faisait ses courses, mangeait, sortait les poubelles, faisait la lessive ou le ménage. Et elle dormait. Souvent. Son corps lui réclamait de se reposer, elle l’entendait dans tous ses muscles et dans tous ses os. Quand elle dormait, la douleur pouvait devenir très ténue, presque impalpable. Elle était toujours là, mais elle restait en suspens, accordant à Madison un semblant de répit. Quand elle s’était assez reposée, qu’elle se sentait prête à affronter le monde à nouveau, elle se perfectionnait, elle regardait des vidéos de danse afin d’aiguiser son jugement, de pouvoir incarner une forme de justice, de justesse et d’intransigeance.
Son expertise impartiale lui avait permis d’accéder, petit à petit, à la notation de concours de plus en plus renommés. Elle avait réussi à se frayer un chemin, à s’éloigner doucement des salles des fêtes de province et à se rapprocher des grandes compétitions de la capitale. Elle pouvait ainsi se nourrir de davantage de ces moments rares où elle allait à en oublier jusqu’au temps. Ces moments qui lui donnaient l’énergie de tenir jusqu’à la prochaine fois.
C’est près de six ans après son dernier contact avec Sancho qu’elle le revit. Il n’avait pas changé physiquement, il avait toujours la même prestance qu’autrefois. Peut-être un peu plus de suffisance. Elle avait beaucoup changé. Elle avait vieilli bien plus qu’elle n’aurait dû. Elle avait abandonné les talons hauts et s’était réfugiée dans des teintes plus neutres que celles dont elle avait l’habitude de s’envelopper à l’époque, se cachant dans des nuances de gris, de taupe ou d’ocre. Ses yeux s’étaient creusés, ses cheveux étaient devenus plus gris et sa posture s’était très légèrement courbée. Elle était encore très belle, mais quelque chose dans son apparence en faisait une vieille dame. De toute façon, Sancho ne l’aurait pas reconnue, les danseurs ne regardent pas les juges. Ce sont eux qui sont observés. Les autres ne sont que des silhouettes inhabitées.
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