C’est au gymnase Montbauron qu’elle l’avait revu. Le grand prix de danse sportive de Versailles n’était pas encore un véritable évènement, mais on sentait déjà qu’il y avait un fort potentiel derrière ce concours maniéré, presque pompeux. Les meilleurs couples de France étaient venus pour s’ouvrir une voie vers l’international, et pour Madison aussi, c’était une opportunité qui ne se serait peut-être jamais reproduite. Elle était donc résolue à donner le meilleur d’elle-même, à être le juge le plus irréprochable et le plus pertinent qu’il lui ait été donné d’être.
Mais Sancho était là. Vêtu d’une chemise bien trop ouverte qui laissait voir un torse épilé recouvert d’autobronzant et d’un pantalon qui avait sans doute savamment été choisi trop moulant par endroits. Il était accompagné d’une jeune femme longiligne dont on sentait à la façon de se tenir qu’elle n’était pas venue pour se divertir.
Aucun arbitrage au monde ne peut être considéré comme une science exacte. Tous les juges ont des différences personnelles, dues à leur éducation et leur sensibilité, et chacun peut avoir un avis différent. Mais pas là. La danse de Sancho et sa partenaire était telle qu’on ne pouvait pas leur refuser la première place.
Madison aurait été prête à tout pour se venger. Pour faire rejaillir ne serait-ce qu’une infime portion de sa douleur sur Sancho. Elle aurait été prête à se retrouver cantonnée aux concours de danse des salles polyvalentes les plus miteuses, à abandonner son impartialité, si seulement il y avait eu la moindre faille, la moindre faiblesse qu’elle aurait pu faire payer au centuple, dans la prestation de Sancho. Le style était élégant, la distribution du poids exacte, le travail des pieds parfait. Il n’y avait pas de défaut. Il y avait dans ce tango une finesse qu’elle n’avait jamais vue, une justesse qui allait au-delà de tout mot. Tout fonctionnait parce que la danse était habitée d’une âme qu’elle n’avait jamais pu observer auparavant. En dansant, leurs deux corps semblaient se lier et se délier, on ne se contentait pas de les voir ; la pureté de leur danse était telle qu’elle en devenait audible, qu’elle imprégnait tous les sens, qu’elle altérait l’odeur de la pièce et la température de l’air, qu’elle vrombissait et frémissait. Elle était indescriptible.
Si la maladie n’avait pas asséché Madison, elle aurait pleuré. Elle n’avait jamais rien vu de tel. Ce qu’elle voyait lui semblait au-delà des capacités des corps humains. Ou tout du moins au-delà de ses propres capacités. Du temps de sa splendeur, quand rien ne lui semblait inaccessible, elle n’aurait jamais pu. Elle n’avait pas les aptitudes pour. Alors que Sancho les avait, lui. Il les avait toujours eues. Il avait dû attendre qu’elle disparaisse pour pouvoir révéler enfin tout son potentiel. Pour pouvoir enfin quitter le monde des simples mortels. Tout ce qu’elle avait perdu, il en avait profité deux fois plus. Et il avait trouvé une partenaire à sa hauteur, capable de le magnifier sans se laisser distancer. La maladie de Madison avait délivré Sancho de ses entraves.
Il y eut délibération, mais les avis étaient univoques. Les autres couples étaient ternes. Aucun ne put faire d’ombre à Sancho et c’est ovationné par le public que sa partenaire et lui furent déclarés vainqueurs. Madison bouillonnait intérieurement, son corps était en proie à des émotions bien plus fortes que celles auxquelles il avait l’habitude d’être confronté. Elle n’était plus qu’un mélange d’admiration et de haine, de dégoût, de rancœur, d’amour et de colère. Elle n’était plus contenue, plus mesurée, toutes ses émotions semblaient déborder. Il fallait qu’elle s’explique avec lui.
“Sancho, retrouve-moi sur le balcon à 21h.
Signé : un souvenir”
Un papier dépassait derrière la plaque du trophée. Un rendez-vous galant, une invitation chevaleresque. Il faut beaucoup de force pour résister à l’appel du mystère, et Sancho n’avait pas cette force-la. A 21h, alors que le parquet était enfin ouvert au public et que chacun pouvait esquisser quelques pas, Sancho passa la porte du balcon. Une dame était appuyée à la balustrade, cachée par la pénombre. Elle avait l’air d’avoir été très belle, mais de s’être fanée de ne pas avoir assez pris soin d’elle. Madison avança lentement dans la lumière, s’attendant à une réaction de sa part, mais elle vit dans son œil qu’il ne la reconnaissait même pas.
— Je m’attendais au pire, mais jamais je n’aurais pensé que tu aies pu m’oublier.
— Madison ? Répondit-il étonné. Je ne t’ai pas oubliée. C’est juste que tu ne te ressemble pas. Tu étais si belle et si gracieuse. Et maintenant… Enfin, tu es toujours très belle. Tu as l’air d’aller plutôt bien.
Madison aurait pu lui répondre qu’elle avait fait de son mieux pour retrouver un équilibre, seule, elle aurait pu lui répondre que sa lâcheté lui avait causé tellement plus de souffrances que la maladie, ou alors que tout allait bien, que sa disparition à lui lui avait ouvert de nouvelles perspectives. Mais tout lui semblait vain. Elle aurait pu dire ce qu’elle aurait voulu, aucun mot n’aurait pu lui rendre le millième de ce qu’elle avait traversé. Pire, elle y aurait perdu son âme. Elle y aurait perdu son honnêteté, celle qui était devenue son seul point d’ancrage.
— J’ai envie de danser.
Le corps entier de Madison se dressait contre cette affirmation. Rien n’aurait pu lui faire plus de mal que de danser. Mais elle lui tendit la main, et il la saisit. A chaque pas il lui semblait marcher sur des aiguilles pointues et des couteaux aiguisés, mais elle supportait son mal. Elle se laissa guider, et il l’emporta plus loin qu’elle n’avait jamais été. Il la fit tourner et basculer, et il la souleva dans ses bras.
Dans les bras de Sancho… Là où on est si bien, là où le monde est si doux…
Madison se crispa, lança tout son corps derrière Sancho. Elle le déséquilibra, et il recula pour ne pas tomber. Deux pas en arrière, puis son mollet, sa cuisse et son bassin rencontrèrent la barrière, mais entrainé par le poids de Madison, le haut de son corps ne rencontra que le vide, et ils glissèrent dans la nuit. Il y eut un d’abord un bruit mou. Puis un cri, un cri d’homme. Un râle de douleur. Sancho était allongé par terre, son genou droit formait un angle inhabituel duquel un os s’échappait, emportant avec lui des lambeaux de peaux et de chairs.
Aux côté de Sancho, Madison, silencieuse, n’avait enfin plus mal.
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