Les melons de mon enfance


La maison était pleine de crucifix, de représentations du Christ en souffrance, des gros plans sur son visage où le sang et les larmes se mêlaient. Les volets étaient peints, intérieurs et extérieurs, de croix immenses qui se refermaient sur nous quand nous nous préparions à nous coucher, le Christ nous encerclait de partout, derrière les carreaux, au-dessus des lits, au-dessus des toilettes, pour réprimer toute envie impure. Le Christ nous coupait toute retraite, et dans le jardin poussaient des croix immenses recouvertes de mousse, d’herbe, de lierre, de nids d’oiseaux et d’insectes. Des monolithes qui étendaient leurs bras comme pour nous dire « Tu ne t’enfuiras pas. Je t’attraperai où que tu ailles. Vois comme je souffre. Si je souffre, c’est pour tes péchés, c’est pour toi, spécifiquement toi. ». Le Christ souffrait pour moi de la même façon que je finissais mon assiette pour les petits enfants africains. Le faisait-il avec autant de mauvaise volonté que moi ? Je ne sais pas. Avais-je aussi le visage mêlé de sang et de larmes en passant des heures devant mon melon au pineau ? Je suppose que non. Je suppose que, si la personne que je suis maintenant voyait l’enfant que j’étais à l’époque, je le trouverais ridicule. Un sale môme, un gamin pourri. Mais à l’époque, je mangeais mon melon en martyr, pour le salut des enfants qui mouraient de faim en Afrique. Puis je sortais dans le jardin, dans l’ombre des croix, ou je m’installais devant la télévision ou avec un livre sur un lit, sous le regard scrutateur de Jésus. De Jésus-Christ, notre sauveur. Je lisais combien Dieu nous aimait et combien, pour nous prouver son amour pour nous, il avait infligé mille souffrances à son fils et aux hommes avant de nous oublier et de nous laisser dériver dans l’espace sans lui. La Bible créait des creux en moi, de grands vides partout où elle tapait, des vides d’amour, des vides d’humanité, des vides d’empathie. Et les crucifix me regardaient me vider, lentement, à la petite cuillère, comme on vide les melons.

Comme vous pouvez vous en douter, ces vacances n’ont pas été mes meilleures vacances, et je ne garde pas de cette tante les souvenirs heureux que l’on pourrait avoir des étés de son enfance. Chez elle, la poussière a tout recouvert, même l’odeur de la naphtaline s’est estompée. Il ne reste que ses bibles, des testaments à ne plus pouvoir les compter, des épîtres, des évangiles, des paraboles, comme autant de couvertures pour se protéger du froid. J’ai récupéré chez cette tante quelques livres à sa mort. Personne n’en voulait, on les aurait tous jetés ou donnés. Je ne les ai pas choisis au hasard, j’en avais lu tellement que je savais lesquels prendre. Oh non, pas ceux qui m’ont tant fait peur, j’ai fait mon choix dans sa sélection personnelle. Des livres évidés à la petite cuillère comme des melons et dans lesquels elle cachait ses napoléons.


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