L’homme qui avance un pas à la fois


L’appartement n’était pas aussi sombre d’habitude. Il n’était pas non plus aussi silencieux. L’homme poussa la porte qu’il referma à clé et resta immobile un instant, juste le temps de se demander s’il était utile d’appuyer sur l’interrupteur. Il alluma, il éteignit et se dirigea vers la salle de bain. Il ouvrit le robinet et mit ses mains en coupe pour recueillir l’eau dont il s’aspergea le visage. Il frictionna sa barbe, sa moustache, son cou et tous les poils qui y poussaient. Il glissa ses doigts dans la forêt de ronces qui mangeait son visage. Le menton, les joues, les poils qui remontent sur les pommettes, qui grimpent jusque sous les yeux en buissons épars sous ses orbites creuses et cernées, rouges.

Il ouvrit la bombe de crème à raser qu’il ramenait avec lui, regarda d’un œil absent la description et la secoua avant de recouvrir la paume de sa main de mousse qu’il appliqua consciencieusement sur tous les poils de son visage, puis il sortit de son emballage un rasoir neuf et commença à raser longuement toutes ses pilosités. Un coup de rasoir sur la joue, un coup sous l’eau en passant le pouce sur les lames pour retirer les poils en prenant bien garde de ne pas se couper. Il défricha son visage lentement, faisant se succéder des coups de faux lents et incertains. Il redécouvrait un autre homme en face de lui, dans le miroir, un homme au teint gris, un homme à l’air épuisé de tant de tristesse que ça ne pouvait pas être lui. Il se plongea dans son reflet pour se l’approprier, il colla son visage sur le miroir pour s’emparer de ce masque. Il sécha bien ses joues, son cou, son menton et quitta la pièce pour rejoindre la table de la cuisine où le message l’attendait toujours.

« Je te quitte, je n’en peux plus de vivre avec toi, de tes crises de colère, de tes hurlements dirigés contre moi et le ciel, de ton inertie, de ton refus de te projeter dans l’avenir, de ton manque d’ambition, de ta propension à casser en moi tous mes rires, toutes mes joies, tous mes soupirs de plaisir. Tu ne vois la beauté nulle part, tu n’es pas généreux, tu vis dans ton petit cerveau étriqué et tu ne supportes pas que d’autres puissent vivre libres et avoir des attentes aussi vastes que l’horizon. Tu as fait de moi une femme grise alors que j’étais arrivée vers toi chargée de couleurs comme un arbre fruitier au début de l’été, mais tu as pourri mes racines de ton fiel, de ta bile, tu m’as menée directement à l’hiver. Je ne supporte plus de voir en me levant ton visage hirsute et vide dans l’attente de nouveaux reproches, de nouvelles inquiétudes, de nouveaux refus, de ne pas savoir ce que tu vas mettre en œuvre pour me mettre plus bas que terre, car c’est tout ce que tu sais faire. Tu m’enterres, mais maintenant je suis libre. Adieu. »

Il raya sur le papier le mot ‘hirsute’, il lut à nouveau la lettre en hochant la tête et sourit. Un pas à la fois, et bientôt, il saurait la reconquérir.


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