On n’est pas des bêtes


Je ne mange pas de chat. Je n’en mange pas parce que les chats ne sont pas de la nourriture : les chats sont des amis. Les chats sont des compagnons dans l’infortune, des accompagnateurs, des guides, des présences. Des présences qui vous apportent quelque chose. Et, tout comme on ne mord pas la main qui vous nourrit, on ne mange pas la présence qui vous apporte quelque chose. Je ne mange pas de chats pour les ronronnements. Je pourrais tout autant ne pas manger de chien, et d’ailleurs je n’en mange pas. Les chiens sont pareils que les chats, en moins bien, plus dépendants, plus sales et plus chiants, mais je les respecte tout autant, alors je ne mange ni les chiens, ni les chats.

Je ne mange pas de cheval. Quand j’étais petit, je faisais de l’équitation. Je suppose que tous les chevaux de l’écurie étaient nés l’année du Q : Quassis, Quornichon, Quorail. Ma préférée c’était Quillère. On s’entendait bien avec Quillère, on se connaissait même. On ne se parlait pas beaucoup, sans doute parce qu’elle ne savait pas parler, et puis, moi, j’étais jeune. Je ne mange pas de cheval parce que j’ai passé trop de bons moments à créer des liens avec les Quoton-tige. A galoper en forêt. A faire du saut d’obstacles et de la voltige, à les bouchonner et les brosser. Les chevaux, ce n’est pas de la nourriture. Les chevaux, c’est des amis, alors je ne mange pas de cheval, je ne mange pas mes amis.

Je ne mange pas de vache, de cochon ni de mouton alors que ce sont des animaux pour lesquels j’ai assez peu d’estime. Je ne mange ni vache, ni cochon ni mouton à cause des circonstances, parce que c’est assez injuste de les manger uniquement parce que la société a décidé, il y a bien longtemps, qu’ils n’avaient pas la même valeur émotionnelle que les chiens et les chats. Vaches, cochons et moutons sont doués de sentiments, de sensibilité et de bon sens, et je ne crois pas qu’il soit de ma prérogative de décider quel être vivant a le droit de vivre ou de mourir. Alors je ne mange pas de vache, je ne mange pas de cochon et je ne mange pas de mouton.

Je ne mange pas de volaille et je ne mange pas de poisson. Bien sûr, ils sont si loin de nous, ils vivent dans leurs strates aériennes ou aquatiques, ils n’ont pas rejoint l’ordre des mammifères pour lui préférer celui des oiseaux ou des poissons, mais ils n’en sont pas moins des êtres vivants. Des êtres vivants doués d’intelligence. Des êtres vivants animés par un but qui leur fait traverser l’Afrique et l’Europe deux fois par an ou remonter des cascades. Mon rôle d’humain n’est pas d’arrêter leur course et mon rôle d’humain n’est certainement pas de manger de la volaille ou du poisson.

Je ne mange pas de lait et je ne mange pas d’œuf. Je ne suis ni le petit de la vache, ni le prédateur de la poule, ces produits ne me sont pas destinés. Le lait revient au veau, et l’œuf, s’il ne donne pas la vie, nourrira un animal qui n’a pas d’autre alternative pour se sustenter. Il s’agit là de maillons qui ne se rattachent pas au mien et d’un monde dans lequel je ne peux pas pénétrer. Le lait et les œufs ne reviennent pas aux humains, le lait et les œufs sont la représentation de l’homme qui considère que la nature entière lui appartient bien qu’en réalité ce soit lui qui fasse partie de la nature, et en si petite quantité d’ailleurs, alors je ne mange ni lait, ni œufs.

Je ne mange pas de miel. Le miel est le produit des abeilles, et, tel que je ne vole pas de fruits au marché, je ne me permets pas de m’approprier le fruit du labeur d’autrui. Il est utopique de penser que l’abeille produit naturellement du miel en surplus et que le lui retirer ne lui porte aucun préjudice, il n’est pas dans l’ordre des choses de produire du superflu. Je crois profondément que le miel des abeilles appartient aux abeilles, et je le leur laisse de bon cœur. Alors je ne mange pas de miel.

Je pourrai vous énumérer tout ce qui me répugne ; je vais vous énumérer tout ce qui me répugne. La viande, le lait, les œufs, le miel, le cuir, la laine, l’ivoire, les colorants alimentaires, les saveurs artificielles, les médicaments testés sur des animaux, l’huile de palme produite dans des plantations issues de la déforestation, les multinationales qui produisent le plastique qui tapisse les fonds marins. Tout ce qui impacte la faune et la flore de notre belle planète me répugne. Tout, parce que rien n’est plus inestimable que la vie.

Par respect pour la vie des animaux et pour la planète, je ne mange que des plantes, je bouffe du gazon cuit à la vapeur que je fais livrer chez moi. Je fais déjà bien assez d’efforts alors je ne vois pas pourquoi je devrais en plus sortir marcher 500 mètres pour récupérer mon repas les jours où il pleut. C’est pesant de s’intéresser à tous les êtres vivants, alors je décompresse comme je peux, je commande sur Amazon des fringues ou des électroniques fabriqués en Chine, j’exploite mon espèce, je fais déjà beaucoup d’efforts, alors le travail des enfants ne me fait pas peur. Le travail des immigrés en situation irrégulière non plus. Je pense même que c’est bien de leur permettre de travailler pour quelques euros. Et tant pis s’ils ne sont couverts contre rien, et tant pis s’ils sont traités pire que des chiens, pire que des rats, car je suis profondément spéciste, car l’animal vaut mieux que l’homme. Et puis, il faut bien avouer que je suis une petite créature étriquée, sans grands moyens, et que je n’arriverai jamais à faire progresser mon espèce, alors pour avoir l’impression de laisser mon empreinte, je fais tout mon possible pour la détruire. Parce que je n’ai aucun humanisme, parce que je n’ai aucune conscience, parce que je ne veux pas que l’homme puisse aspirer à mieux que ce qu’il a maintenant. Je ne veux pas qu’il aille plus haut, ni plus loin, ni plus fort, je veux rabaisser mon espèce à mon niveau, la réduire au rang de bête, et peut-être trouvera-t-elle enfin sa rédemption à mes yeux.


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