Rouge et luisant


– Que faisiez-vous la nuit du 23 au 24 août 1572 ?

– Je n’arrive déjà pas à me souvenir de ce que j’ai mangé la semaine dernière, comment voulez-vous que je m’en rappelle ?

– Pratique cette mémoire défaillante, n’est-ce pas ? Mais pas un très bon alibi. Le massacre de la Saint-Barthélémy, ça vous dit quelque chose ? 30 000 morts.

– Enfin, 30 000, ce sont les statistiques des syndicats, selon la police c’était à peine 10 000.

– Donc vous confirmez être au courant du fait que la nuit du 23 au 24 août 1572 marque le début de ce massacre ? Et pour autant, vous ne savez pas ce que vous faisiez, je note.

– Ca fait quand même 450 ans, c’est un peu long, vous ne trouvez pas ?

– Certes, et ?

– Et il y a prescription peut-être, non ?

– Votre question ressemble fort à un aveu.

– Que voulez-vous que je vous dise ? Que j’ai fomenté une tentative d’assassinat contre l’amiral de Coligny et que j’ai lamentablement échoué ? Que j’ai fait barricader Paris et armer ses citoyens ? Que j’ai déclenché les massacres du Louvre et du faubourg Saint-Germain ? Que j’ai fait jeter des corps nus dans la Seine et attisé les flammes de la haine parmi le peuple parisien ? Que je me suis délecté du sang des protestants, de la peur de la milice, des hurlements, de la haine, de la mort. Connaissez-vous l’odeur mêlée du fer, du sang et de la sueur ? Si vous aviez vu la Seine en ce temps-là, si vous aviez vu les couleurs de la ville. Tout était rouge, tout était carmin, tout était luisant d’humidité, tout était écarlate, tout était éclatant. Rouges les rues, rouges les maisons, rouge l’eau, rouges les pierres, rouges les vêtements maculés de sang, et dans les yeux exorbités de panique, de fatigue, d’horreur, les veines pulsaient. Que c’était beau ! Les haches, les lances, les billots, les fendoirs, les feuilles des bouchers, les ciseaux des couturières, les rasoirs des coiffeurs. Le sang et l’acier, le sang et le bois, le sang qui sèche sur la peau comme une armure. Et dans toutes les rues, des giclées magistrales là où une tête avait été tranchée, des traînées immenses là où un corps avait rampé pour tenter de fuir une fin inévitable. J’ai tellement aimé ces nuits bénies que je suis parti en pèlerinage, j’ai pris mon cheval et j’ai fait la tournée des grandes villes, chaque soir une nouvelle représentation. Le 25 août à Orléans, le 26 à la Charité-sur-Loire, le 28 à Saumur, le 29 à Angers, le 31 à Lyon, le 11 septembre à Bourges. Puis, épuisé et repus je me suis reposé avant de repartir pour le bouquet final. Le 3 octobre à Bordeaux, le 4 à Toulouse, le 5 à Valence. Ah, Valence. Non, je n’avoue rien, je nie tout en bloc, je n’ai rien à justifier aux gens qui ne comprennent rien à l’art de toute façon.


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