– Tu as pris des couleurs, ça te va bien.
– J’ai pris quequ’chose moi ?
– Tu as pris des couleurs. Tu as pris le soleil quoi.
– Mais j’ai rien pris, tu me prends pour qui ? Un voleur ? J’suis pas un voleur, quand j’ai b’soin de quequ’chose, j’l’achète !
– Non, non, c’est une expression. C’est pour dire que tu as bronzé, que ça te fait du bien de te mettre un peu au soleil, tu devrais le faire plus souvent. Ça te va bien, tu as meilleure mine comme ça.
– Mais j’en veux pas d’tes couleurs, t’as qu’à les reprendre au lieu d’me faire chier ! Tu veux m’vendre quoi ? Du soleil ? Des couleurs ? Mais laisse-moi, ‘tain, y’a pas idée d’aller faire chier les gens pendant leurs vacances.
– Je pense qu’on ne se comprend pas, je ne te reproche absolument rien, je te faisais juste un compliment.
– Tu m’reproches rien ? Mais grave que tu m’reproches quequ’chose, connard. Ouais un coup faut que je rende les couleurs, après va falloir que je rende le soleil, ensuite y’a encore la mine, là on sait pas où elle est partie ni d’où elle vient, mais je sens qu’ça va encore être ma faute. Bah vas-y ! Reprends-les tes couleurs, j’en veux pas d’tes couleurs de merde, tu peux t’les foutre dans le cul, et ton soleil avec, connard !
Il se lève de sa chaise, se dirige vers la cuisine et récupère dans l’égouttoir un couteau économe avec lequel il s’attelle avec application à l’épluchage de sa peau. Il retire, lamelle après lamelle, ses lambeaux de peaux bronzée qu’il empile dans la passoire qui traîne dans l’évier tout en continuant d’invectiver son interlocuteur. Ses mouvements sont vifs et précis, il tient l’économe entre ses quatre doigts pliés et appuie le pouce contre l’arrière de la lame pour accompagner le mouvement, puis, quand il a fini d’éplucher toute partie colorée de sa peau, il s’aperçoit que sous la peau aussi, il y a de la couleur, et il continue son ouvrage. Il retire encore et encore, creuse au plus profond des chairs et remplit saladiers et bols de sa couleur, des verres de sang, des ramequins d’organes, des plats à gratin de muscles. Et sous la couleur, le blanc des os qui transparaît, qui rejoint le blanc des ongles et le blanc des dents. L’autre homme le regarde avec inquiétude et effroi, ses yeux sautant de vase canope en vase canope, la vision insoutenable des viscères, des graisses, des humeurs.
– Quoi ? Tu vas m’reprocher d’avoir sali la vaisselle maint’nant ? J’t’ai rendu trop d’couleurs ? C’est pas bien équilibré ? Fallait que je rende moins d’couleurs peut-être ? Tu sais quoi ? Tu m’emmerdes, les vacances avec toi, c’est fini, vraiment, c’était la dernière fois, donc tes couleurs, tu t’les reprends, dit-il en lui collant un plat à tarte rempli de boyaux dans les bras. Et tiens, ton économe, j’m’en voudrais de t’le piquer aussi. Et ton soleil, t’inquiète pas, je vais t’le rendre aussi, ton soleil.
Il soupire d’aise, il soupire d’avoir rendu à l’autre trente ans de couleurs qu’il avait ravalés tant bien que mal jusque là et, au son de la musique que lui seul entend, quitte en dansant la cuisine, la maison, le terrain, le quartier, la ville, la région, le pays, le continent, la planète, le système solaire. Enfin, ne plus rien devoir à personne.
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