Tartine de chagrin


J’ai tellement de chagrin et tellement peu de pain que mes tartines de chagrin dégoulinent. Putain, je m’en fous partout, j’en ai plein les doigts, j’en ai plein le jean, il était propre de ce matin, merde. J’en peux plus, pourquoi je suis pas capable de l’étaler correctement, en petite quantité, pourquoi j’en mets toujours trop ? Et regardez-moi ! Voilà que je tartine avec les doigts maintenant, je plonge mes mains dans le pot et je les essuie sur mon pain, j’en mets tellement que la mie n’absorbe plus rien, ça me remonte le long des bras, ça me coule dans les manches, jusqu’aux coudes, jusqu’aux épaules, jusqu’au cœur. Je me lèche les doigts et les avant-bras, c’est tellement amer mais je ne peux pas m’arrêter, je voudrais bien me débarrasser du pot mais maintenant il me colle aux mains, je peux plus le lâcher, et plus je me débats plus j’en fous à côté. J’en ai collé mes cheveux, j’en ai écœuré mon âme, j’en ai tellement ingéré que je le vomis, et ce pot qui n’en finit pas de se vider, je ne vois plus le sol, je ne vois plus mes pieds, je suis dans une mare qui me colle de partout, je suis dans une mer qui n’en finit pas de s’étendre, je suis dans une merde noire, confiture de mûre, confiture de misère qui étend ses longs tentacules pour me saisir, qui s’enroule autour de moi, qui m’attrape à la taille, qui tire pour éloigner encore la rive. Faites-moi lâcher ce pot, que quelqu’un le brise, pitié, je n’ai plus faim.

Tiens, mon enfant, voilà un quignon de pain. Tiens, mon frère, il est pour toi et pour la multitude. Vois, mon fils, je le multiplie, ce quignon, il est désormais deux quignons, puis quatre, puis, de puissance de deux en puissance de deux, il devient 1 048 576. Vois, mon amour, tout ce pain que je te donne pour éponger ta confiture de chagrin, prends et mange-le. Vois, mon cœur, comme je marche sur la confiture pour te secourir, comme j’ouvre la mer en deux pour te ramener à terre, comme je change ton chagrin en vin, confiture noire pour vin noir. Viens, mon ange, précède-moi, ancre ton regard sur l’horizon entre les murailles noires qui nous entourent. Va, mon âme, cours, ne te retourne pas. Ne te retourne pas mon doux, mon beau, mon grand. Mon chat, mon lapin, mon ours, mon loup. Mon bébé, ma chair, mon sang. Mon hématome, ma cicatrice, mon cancer. Porte-toi bien, porte-toi bien. Porte-toi, car personne, jamais plus, ne te portera.

La confiture de vin s’est refermée, la mer est noire et calme et le soleil couchant la pare de reflets d’or. Des flammèches qui pépitent sous la surface. L’éclat des topazes qui brûlent. Les feux intérieurs, les reflets d’âme iridescents comme autant d’étoiles, les rêves qui se noient et dont les longs hurlements d’agonie percent la surface en myriades de bulles scintillantes dans le crépuscule tissé de soleil rouge sang. Je me ferai orpailleur pour toi, mon chagrin.


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